Raphael : «Un chaos qui nous rendait joyeux»

Par NATALIE LEVISALLES

En ce matin d’octobre gris et frisquet à Ménilmontant, Raphael retire un bonnet de laine enfoncé jusqu’aux yeux et enlève des lunettes d’écaille. Pull à torsades bleu marine et caban gris élégants, yeux bleus, teint pâle, beau garçon, mais sobrement. A 37 ans, le chanteur ne ressemble plus vraiment à l’éphèbe ni au type arrogant dont on a longtemps entendu parler. Il est extrêmement courtois et présent, il montre beaucoup de bonne volonté à répondre aux questions, même quand il ne voit pas où on veut en venir.

Aujourd’hui sort son sixième disque, Super Welter, 10 titres voix-synthés à l’ambiance très cinématographique . Une des chansons, Quand j’aimais vraiment, a quelque chose du When I’m 64 des Beatles. Ironique, noire et gaie en même temps, en plus dissonant et plus grinçant quand même (c’est l’histoire d’un type qui se suicide tout le temps quand il est amoureux). En moins sombre, certains des titres font penser à l’Homme à tête de chou, ça tombe bien, Raphael dit que c’est l’album de Gainsbourg qu’il préfère, il l’a beaucoup écouté cette année.

L’autre événement de la semaine dans la famille, c’est le prix Nobel de son oncle, le physicien Serge Haroche. L’annonce a eu lieu la veille de notre rendez-vous et tous les proches sont très heureux,

«c’est autre chose qu’un oscar»,

dit Raphael.

Le musicien, qui vit avec l’actrice Mélanie Thierry (ils ont un petit garçon de 4 ans), assure avoir une vie très sage, «certains la trouveraient hyperchiante». Il lit, fait la cuisine et se dit bien plus heureux qu’avant, «de plus en plus heureux, je profite pleinement de chaque jour». L’an dernier, il a pris des cours de dessin à l’atelier de la Grande Chaumière, il fait des rêves qu’il raconte le matin au petit déjeuner – son fils lui demande : «Pourquoi tu rêves toujours de trucs désagréables ?»

Il professe une admiration inconditionnelle pour F. Scott Fitzgerald et a un goût pour l’amitié.

«Je suis un type qui a des amis. Mon père n’a quasiment pas d’amis. C’est un mec adorable, mais il est assez solitaire. Moi, j’ai toujours trois copains autour de moi, des gens qui m’inspirent, pour qui j’ai de l’admiration.»
Il est très drôle, il a un humour qui va du pince-sans-rire à l’extravagant. Sa réputation d’arrogance ?
«Peut-être que je l’ai été comme un mec qui voulait qu’on fasse attention à lui. Mais, parfois, j’ai aussi un humour pourri qui ne passe pas. J’essaie toujours de faire des blagues, je ne renonce jamais.»

Paroles du chanteur en six pistes.

La boxe

«On se met à l’envers pour se remettre à l’endroit»/
«Le titre du disque, Super Welter, c’est une catégorie de poids en boxe anglaise, entre 66 et 70 kg. Je trouvais ça drôle, absurde même, pour un type comme moi, de mettre ça en avant. Et puis cet album est un peu un journal de bord et, depuis un an et demi, je fais de la boxe. “Super Welter” veut aussi dire “supertourbillon”, c’est un peu ce que j’ai vécu cette année.
«Je me suis mis à la boxe parce qu’un copain m’a dit “ça va te faire du bien, je connais une salle super”. Effectivement, j’ai pris un cours, puis je me suis dit c’est génial, on donne des coups et on en reçoit, c’est une machine à laver, on se met à l’envers pour se remettre à l’endroit. Il y a des endorphines, j’imagine. Quand je suis en voyage et que je n’en ai pas fait depuis trois jours, il faut que je trouve une salle pour m’entraîner.
«Je n’ai aucune violence en moi, je ne ferais pas de combat, je suis un débutant, mais ça fait un bien fou. J’ai déjà pratiqué d’autres sports de combat, mais il n’y a pas de coups , on te dit imagine, imagine… J’imagine rien du tout, moi, ça m’emmerde. Et puis, la boxe, c’est très élégant, il y a trois coups, c’est un peu comme de la danse : très souple, très noble. Quand je vois des mecs qui boxent bien, je trouve ça émouvant.«Je ne porte les coups qu’avec des professeurs qui boxent très bien, qui font très attention à ne pas vous faire mal, il n’y a aucune peur, aucun risque, ce sont des mecs qui savent ce qu’ils font. Je ne ferais pas de combat, j’aurais peur de me faire démolir, je me ferais sûrement démolir.

L’album

«La ville qui protège et dilue en même temps»
«Dans mes disques précédents, il y avait des échos d’Haïti ou d’Europe de l’Est. Là, c’est Paris, Paris, Paris. C’est très urbain, et plus qu’urbain, parisien. L’asphalte, la ville qui vous protège et vous dilue en même temps. C’est peut-être aussi une période, les années 80, les mecs qui faisaient de la musique électronique, comme Alan Vega, le rock anglais et américain et ses déformations, ou ses malformations.
«On vit vraiment dans le silence et dans le bruit des machines, ce n’est que ça, la ville. Dans Collision, il y a comme une envie de détruire, comme si on voulait se casser une jambe, qu’on fasse attention à vous. Ou une envie d’un accident musical, parce que c’est un disque du chaos, où tout ce qui est accident, on l’a pris comme un signe du destin qui nous rendait joyeux.«Certaines chansons, comme Mariachi blues ou Noire sérénade sont parlées, comme des scènes de films. Peut-être est l’histoire d’un type qui suit une fille dans le métro, ça fait vraiment petit court métrage.«En dehors de Mariachi Blues, qui parle des héros du rock, ceux qui se sont crashés pour qu’on puisse respirer, c’est vraiment un disque d’amour.

«Je dirais que Super Welter est plus mélodique et plus simple que le précédent, plus pop, plus joyeux aussi. Dans Pacific 231, le monde et le politique étaient présents. Ici, il n’y a que l’amour, avec la ville comme témoin. Je trouve que l’observation de l’amour est un sujet, l’amour comme un combat, quelque chose dont on doit être digne chaque jour. C’est comme Cassavetes. Dans tous ses films, pendant trente ans, il filme son couple, il ne filme que ça. Et puis je ne peux parler que de ce que je connais, je ne vais pas parler de types qui se tirent dessus.

Le travail

«Cet album a été fait sans effort ni douleur. Je trouve ça très bien»
«Je ne saurais pas dire comment j’écris mes chansons. On commence avec une guitare ou un piano et on chantonne, il y a deux ou trois phrases mélodiques qui viennent, avec, en général, des mots. Ça vous met dans un état, il faut s’accrocher et dérouler le fil, essayer d’écrire dix lignes qui correspondent. Une fois qu’on les a, on a à peu près la chanson. On ne sait pas si ça va être bien ou pas, mais, si elle vous met dans un état assez puissant, c’est qu’elle est pas mal, souvent. Il faut faire confiance à cet instinct.
«Ma préoccupation, c’est d’essayer de dire des choses aux gens que j’aime à travers la musique et le texte. Et, au-delà, d’essayer de faire de la poésie à travers la chanson, parce que la chanson est le seul endroit où on peut exprimer un peu de poésie aujourd’hui, en étant écouté. Ça peut paraître très suffisant comme envie, mais c’est un très beau métier.
«Cet album a été fait sans effort ni douleur, et je trouve ça très bien. On se retrouve entre copains, avec mon producteur, Benjamin Lebeau, on boit deux bouteilles de champagne, on dit cette chanson est super, cette chanson est pourrie, on dégage celles qui sont pourries, et voilà, en six mois, on a un disque. Ce qui était beau, c’était de se dire ce truc qu’on a sous les yeux, c’est un an de ma vie , les choses que j’ai vécues sont là, celles que je connaissais comme celles que je ne pouvais pas percevoir.

Avant

«Je n’ai pas aimé la loi, sa froideur quand elle parle de la mort»
«Ma famille ? Une famille désespérée : il y a déjà eu un prix Nobel, on sait que ça ne se reproduira plus jamais… Sans rire ? Du côté paternel, mon grand-père est juif marocain et ma grand-mère juive russe, d’Odessa. Du côté maternel, ma mère est née en Argentine d’une famille de juifs qui étaient partis de France au XIXe siècle.
«J’ai vécu à Paris, j’étais un enfant très rêveur, assez sympathique je crois, très bavard et plus à l’aise avec les adultes qu’avec les enfants, je voulais déjà être chanteur. Je ne vois pas tellement de discontinuité entre l’enfant que j’étais à 6 ans et le type que je suis aujourd’hui. Par contre, il y a une sale période entre 15 et 21 ans. Je pense que c’est le seul moment où je me sois un peu paumé, je me détesterais si je me revoyais aujourd’hui.
«J’ai fait cinq ans de droit et ça ne me plaisait pas. Je n’ai pas aimé la loi, je n’ai pas aimé la froideur avec laquelle elle parle des situations humaines, de la naissance, des gens qui meurent, pour moi c’était un truc de comptable, pas du tout supportable. Rien ne m’intéressait là-dedans, et comme rien ne m’intéressait, j’étais nul. Je n’allais pas aux cours, je prenais le polycopié et passais de justesse en apprenant pendant quinze jours des trucs que j’oubliais dans la semaine qui suivait.
«Je voulais être musicien mais je ne savais pas comment faire, je ne savais pas lire la musique, je n’avais pas de formation. De 17 à 22 ans, j’ai fait des études, ce qui m’assurait le gîte et le couvert chez mes parents, mais je trouve ça lâche, je ne le referais pas. C’était du temps perdu, des années de non-vie. A 22 ans, je me suis dit peu importe, je ne ferai que de la musique, que ça marche ou pas. J’ai commencé à jouer dans des petits trucs, à faire des répétitions. Savoir qu’il n’y avait plus que ça dans ma vie me rendait heureux. J’ai presque l’impression d’être venu au monde une seconde fois à ce moment-là.

L’avion

«C’était long, chiant, fatigant. Les autres me détestaient»
«Pendant des années, j’ai eu peur de l’avion. Ma femme adore voyager, alors, à chaque fois, j’essayais de faire des trucs en Europe, de prendre des trains, des voitures, d’aller au Maroc en bagnole, en Sicile en train, j’envisageais d’aller en cargo aux Etats Unis… Ça devenait une aventure, mais c’était quand même long, chiant, fatigant pour tout le monde, les autres me détestaient. Alors, je me suis dit que je devais comprendre comment ça tient en l’air, j’ai appris à piloter. Dans les petits avions, je n’avais plus peur, mais dans les gros, toujours. Je me suis aperçu que j’étais en fait claustrophobe : je ne supportais pas d’être coincé pendant huit heures en sachant que, quoi qu’il se passe, je ne pourrais pas sortir«Et puis, il y a quelques mois, ma peur a disparu, sans raison, je me suis dit c’est vraiment trop débile, c’est pas possible de se mettre des entraves pareilles. J’ai pris un avion dans la seconde. Aujourd’hui, si je n’en prends pas pendant quinze jours, ça me manque.
«Il y a des moments, on décide des choses. Comme quand j’ai arrêté le tabac. Je fumais deux paquets par jour, je fumais le jour, la nuit, en rêve, c’était le truc que je faisais le mieux dans la vie. Et un jour, en 2004, j’ai arrêté et je n’ai plus jamais eu envie.

Les Gitans

«Comme s’inventer un passé, comme si j’étais un Indien»
«Il est arrivé plusieurs fois, dans le train, dans la rue, que des Gitans viennent vers moi en me prenant pour un des leurs. Sans doute à cause de Caravane, une chanson de 2005 qui semble un peu gitane, avec la guitare nylon.
«Il y a probablement plein de musiciens gitans qui me méprisent, ou qui ne me connaissent pas mais, de temps en temps, je croise des Gitans qui viennent vers moi pour me dire qu’ils ont aimé, ou qu’ils ont joué mes chansons, alors que ce sont de supers musiciens. Ça me touche énormément, ça me rend très fier, je ne sais pas pourquoi. J’ai beaucoup d’admiration pour la musique gitane, pour la vie des Gitans, cette forme de liberté absolue.
«Quand je fais ces rencontres, j’en suis honoré, c’est un peu comme s’inventer un passé, comme si j’étais un Indien d’Amérique. Sauf que les Indiens, on les a pillés, balayés, alors que les Gitans sont restés à travers les siècles, on ne leur a jamais pris ce qu’ils étaient. Dans le cauchemar, ou le rêve, technologique qu’est devenu le monde, c’est incroyable d’avoir gardé ce mode de vie nomade.

Photos Audoin Desforges