RAPHAEL, SAUVE PAR LE GONG

On lui dit quand même qu’on n’attendait pas un album aussi passionnant de sa part. Il sourit.“J’ai fait des trucs dont je suis fier, comme Caravane, d’autres qui me semblent nuls aujourd’hui… Il y a eu des disques sans désirs, sans musique. Mais là, pour la première fois, je fais un album en pensant que ça n’a encore jamais été fait en chanson française.”

Et puis, il y avait ce délit de mine, de belle gueule à claques. Là aussi, ça le fait marrer. “On me trouve hautain, désagréable, je me trouve pourtant charmant. C’est sans doute que j’ai peur.” On connaît pourtant, dans le milieu de la musique, pas mal de gens qui lui planteraient volontiers des fourchettes rouillées dans les yeux. “Je me suis fait virer de plusieurs studios. Ça a été à chaque fois une expérience douloureuse, le studio, avec cet atroce devoir de résultat… J’ai usé beaucoup de gens avec mes doutes. J’étais perdu. Mais là, tout s’est fait à la maison, les conditions étaient parfaites pour l’abandon.” Il serait ainsi dommage, au nom d’a priori anciens mais justes, de se passer des délices toxiques de Super-Welter, de sa nonchalance enfumée, de ces chansons étourdissantes, dans leurs formes explosées, que sont Déjà vu ou Peut-être.

Car avec ce sixième album, Raphael s’offre enfin une échappée belle : délivré des enjeux – sa maison de disques va être vendue et il se retrouve en fin de contrat -, il a été aspiré par un appel d’air. Il a trouvé en Benjamin Lebeau, moitié des omniprésents Shoes, le complice idéal pour cette évasion : un vrai alter ego, nonchalant sur l’approche et ultramaniaque sur la forme. “Une prise de voix, une prise d’instrument, ça lui suffisait… Tout est brut, pour ne pas prendre le risque de perdre l’innocence. Je n’avais encore jamais lâché prise à ce point. Je ne savais pas où il voulait m’emmener mais je voulais voir ça. Chaque nuit a été un pur moment de vacances. C’est la première fois que j’accordais une telle confiance à quelqu’un. On a eu des rapports de cour d’école, c’était un jeu. On ouvrait des bouteilles de champagne, on enregistrait, il triturait, on détruisait…”

Détruire, dit-il : c’est le disque d’un homme qui, enfin, récupère les clés de son destin, dégringole sans parachute de sa tour d’ivoire. On lui demande s’il a eu l’impression, avant cet album, de s’être laissé porter, d’avoir somnolé. Sa réponse fuse : “Je n’ai fait que ça jusqu’à 25 ans.

J’ai été très solitaire, timide, je rêvais ou lisais en permanence : Bukowski, Fante… Je ne faisais rien, à peine un peu de musique dans mon coin. Il y a beaucoup d’années de ma vie qui n’ont servi à rien. J’étais paumé, effrayé et même la musique, je n’y arrivais pas. J’ai eu du mal à trouver un ton, j’ai manqué de courage.”

Et c’est exactement ce que rectifie Raphael sur ce nouvel album : oser un ton inédit sous le ciel gris de la chanson française. Dédaignant le confort des habitudes, il renonce aux petites lâchetés et démissions d’une carrière pour se frotter aux mythes Bashung ou Christophe, chez qui le coup d’éclat est permanent et le risque pas forcément calculé. “La première chanson qui m’a marqué, gamin, c’est Ashes to Ashes de Bowie”, rappelle Raphael, qui aurait dû se souvenir plus tôt de cette obligation de révolution permanente. Il cite aussi Talk Talk parmi ses fascinations de jeunesse ; on évoque le suicide commercial de leur chanteur Mark Hollis : “J’ai envoyé Super-Welter à mes rares copains, ils ne me répondent pas, visiblement gênés… Le seul à m’avoir contacté utilise effectivement l’expression ‘suicide commercial’.”

On parlera plutôt de rédemption, d’une écriture qui rompt avec les facilités, les exercices de style, le savoir-faire, les manières épuisantes – une écriture qui n’écoute plus la raison, qui a si longtemps cadenassé, engoncé ses albums. Plus de label, pas de contrat, pas de tournée : l’avenir est donc grand ouvert pour le chanteur en cette fin de cycle sans fond. “Le monde de la musique, c’est un timbreposte, j’aimerais vivre d’autres expériences. J’ai essayé d’écrire, j’étais fier de moi, j’avais gratté cent cinquante pages en un mois. Puis j’ai commencé à relire, éliminer : il me reste trois pages aujourd’hui… J’ai besoin de retrouver le vertige de la première fois. Une musique de film pour commencer, puis réalisateur peut-être… Mais j’ai dirigé un clip et ça m’a permis de comprendre que je n’étais pas Scorsese.”