La proximité du quotidien sans la promiscuité

,

Comment ne pas exulter à la première collègue qui hurle à la mort pour quelque fumée exhalée avec en tête : ” Est-ce de ma faute à moi / si j’aime le café et l’odeur du tabac ? ” ? Ou ne pas baisser les yeux en l’entendant susurrer, Je suis de celles, ode à ces conquêtes d’une nuit qu’on n’a pas vraiment respectées mais qu’on a un peu aimées ?

Pourtant ce trentenaire au nom de clown en verlan, plaisante sur celui qui, pour l’état civil se prénomme Bruno.

“J’aurais su que ça allait marcher, j’aurais trouvé quelque chose de plus noble que Bénabar”

Visage d’ange et la voix rauque d’avoir traîné ses guêtres dans les troquets de la capitale, il cache bien son jeu. En témoigne, le sort peu enviable qu’il fait subir à un jeune cycliste en devenir ayant eu l’outrecuidance de retirer les p’tites roues.

” Depuis que je ne le fais plus mourir à la fin, le public se plaint… “.

Ou encore cette spirale de folie qu’est Psychopathe, historiette d’amour au vitriol puisque l’amant éconduit, l’air de ne pas y toucher, explique très tranquillement, comme un Ventura dialogué par Audiard, qu’il a doctement découpé à la tronçonneuse sa chère et tendre par trop récalcitrante.

Pas si surprenant que ça. Derrière ce piano primesautier et cette gouaille made in Paname, on trouve l’un des pères du scénario de ce sitcom dantesque qu’était la Famille Guérin (avec François Cluzet dans le rôle du paternel) où les canons de la bienséance qui président ordinairement aux relations entre parents et enfants, mari et femme subissaient un dynamitage en règle, comme l’aura vécu l’univers hospitalier dans H, dont Bénabar était l’un des ciseleurs de mots de tête parce que d’esprit.

Avant de tâter du piano, parce que la trompette, c’est plus difficile pour chanter, ce fils d’une libraire et d’un régisseur de cinéma – capable de placer dans son Panthéon musical ” Brel, Renaud, Tom Waits ” mais aussi de ” faire des razzias chez le disquaire et de me ramener avec une dizaine de disques dont je n’écouterai pas la moitié ” – s’essaiera au court métrage, en en réalisant trois :

” Entre le cinéma, la télé et la chanson, le point commun, c’est l’écriture.

J’avais l’habitude d’écrire des scénarios. Et même si j’ai du mal à analyser mon travail, c’est vrai que ça m’aide pour les chansons. Il me faut une structure, une histoire avec un personnage principal et des personnages secondaires… ”

Son terrain de prédilection, c’est le quotidien, les petites choses de tous les jours qui vous permettent d’aborder les grandes questions, explique-t-il. En parler d’une façon décalé, détourné. Comme d’évoquer la paternité à travers un monospace plutôt que d’affronter ce problème frontalement.

Regard incisif et poétique sur la vie de tous les jours, sur les mours familières quoique toujours étranges pour ne pas dire étrangères du beau sexe à travers la dissection méthodique d’un sac à main, histoires de cul sans lendemain, beau flop amoureux ou superbe flambée, virée hasardeuse en bagnole et entre copains, ou croisement improbable sous les cieux de faïence du métro entre fêtard et ascète,

” ce n’est jamais complètement autobiographique, j’essaye de brouiller les pistes, à chacun d’imaginer la suite… “
“Le plus compliment c’est lorsque le public vient me voir parce que mes chansons leur ont parlé. Comme Vélo, par exemple. Ça me touche vraiment quand des pères me disent qu’en ce moment leur minot vient de retirer les petites roues. Parce que lorsqu’on écrit, l’angoisse, c’est que ça ne parle à personne “

Autant dire qu’avec un univers aussi large que ces petites comptines ne prétendant pas décrire en long, en large et de travers la condition humaine mais, tout du moins, ausculter les angoisses métaphysiques parce qu’ordinaires du trentenaire, les ritournelles de Bénabar touchent beaucoup de monde.

Ce Bruxellois d’adoption – ” juste parce que je suis tombé amoureux de cette ville et que ça me plaisait d’avoir deux pieds à terre… ” – n’est pas du genre calculateur : ” Le dernier album est plus mélancolique, moins enjoué que le précédent, reconnaît-il. Ça tient à l’envie du moment. Je n’ai pas beaucoup de chansons en réserve. Quand j’en ai douze, je fais un album. Et ce n’est pas parce que je vais en avoir trois de tristes qu’il m’en faut absolument une rigolote ”

Ajoutant :

” C’est comme de déconner avec le public entre les chansons. C’est pour qu’il se passe quelque chose. Parce que le pire, c’est quand, d’un côté comme de l’autre, on a l’impression de faire toujours chaque soir le même concert. “

Ultime preuve de cette maturité ? Le titre de sa dernière galette, les Risques du métier :

” Y en a un paquet ! La vie en tournée par exemple, faire gaffe à ce qu’on fait, pas faire la fête en permanence. Mais surtout éviter de devenir taré. Comme de croire qu’on est musicien ou chanteur, de ceux qui jouent les stars à passer plus de temps à choisir son costume qu’à répéter. Alors qu’on est juste là pour chanter nos petites chansons, raconter nos petites histoires. “

En clair, jouer la proximité sans la promiscuité…

Sébastien Homer pour l’Humanité